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Le bouquet de Saint-Eloi

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#RDVancestral est un challenge généalogique : chaque troisième samedi du mois, le site rdvancestral nous invite à imaginer la rencontre avec un de nos ancêtres, à une époque donnée.

Aujourd'hui, une fois encore, je vous emmène en Bretagne...

À l’ombre de mon catalpa, je m’installe en cette chaude journée du mois d’août pour compléter mon arbre généalogique. J’ai décidé de m’intéresser aux métiers de mes ancêtres. Comme la plupart étaient laboureurs ou cultivateurs, ceux qui en ont exercé un autre, retiennent plus mon attention…
La torpeur de l’été étant propice à la rêverie, je m’assoupis quelques instants. 
Je suis réveillée par le bruit insistant d’un marteau… je pense instantanément avec horreur que les travaux de ma voisine qui viennent de s’achever au bout d’un an ont repris, mais non… lorsque j’ouvre les yeux, je suis dans un environnement qui ne m’est pas du tout familier. Je suis sur un chemin de terre, au milieu des champs. J'avise un homme près d'une charrette qui discute avec un jeune garçon. Je fais mine de marcher dans leur direction et lorsque je passe près d'eux, je ralentis l'allure pour entendre leur conversation. 
« -Si vous continuez tout droit, vous arriverez au bourg de Saint-Séglin, m'sieur. Et si vous prenez à droite, vous irez vers Quelneuc.
- Merci mon jeune ami !»
Et l'homme se remit en route vers Saint-Séglin. Me voici donc renseignée sur le "où" : un petit village de mes ancêtres, en Ille et Vilaine. Il ne me reste plus qu'à découvrir le "quand" et pour rencontrer "qui" car au vue de l'accoutrements des deux hommes, j'ai quitté mon époque pour remonter d'au moins deux siècles dans le temps, pour un nouveau rendez-vous avec un de mes ancêtres !
Je décide de suivre le bruit et je prends le chemin sur ma gauche, lorsque Juments_bretonnes_race_de_St_Brieuc-GAYOT_ATLAS_STATISTIQUE_1850.jpgje suis dépassée par un homme guidant un "bidet breton". Au détour d’un virage, j’aperçois au fronton d’une maison, une enseigne faite d’une dizaine de fers à cheval. Curieuse, je m’approche. L’homme qui m’a dépassé quelques instants plus tôt est en pleine discussion avec un imposant gaillard qui porte un grand tablier en cuir. Je comprends alors que je suis sûrement face à l’un de mes ancêtres de la famille Daniel, maréchal ferrant.
« - Jean-Marie, fais marcher le cheval de M. Sorel[1] que je regarde ses aplombs ! »
Ah ! Alors si ce jeune garçon est Jean-Marie, j’en conclus que le maréchal ferrant doit être son père, Joseph. 
« - Rien de bien grave Monsieur Sorel, il a un fer qui pend à cause de la corne qui a trop poussée. On va vous arranger ça rapidement. Guillaume viens m’aider, et toi Jean-Marie, tiens-le fermement. »
Tandis que le dénommé Guillaume -qui doit être un apprenti- maintient la patte avant gauche du cheval, Joseph se saisit d’un dérivoir[2] et commence à arracher les clous pour retirer l’ancien fer. Mais l’animal n’est pas coopératif et s’agite dans tous les sens.
« - Jean, l’émouchet ! Vite ou il va se blesser ! »
Jean-Marie se précipite à l’intérieur et revient avec une sorte de queue en crin de cheval et chasse les mouches qui énervent l’animal. Aussitôt celui-ci se calme. Joseph, satisfait, continue ses soins. Après le déferrage, il enlève l’excédent de corne pour que le pied de l’animal soit bien plat. Il se saisit d’un fer et après avoir vérifié que la taille corresponde bien à celle du sabot, il le plonge dans le feu avec une pince. Il le façonne ensuite avec un marteau sur l’enclume, pour qu’il s’adapte parfaitement au pied du cheval.
Après de longues minutes, le fer est enfin prêt. Joseph le plonge alors dans une grande barrique d’eau dégageant ainsi une énorme vapeur. Il le cloue avec dextérité dans la corne du sabot et se relève pour admirer son travail. Jean-Marie fait alors de nouveau marcher le baudet pour vérifier que tout va bien et le rend à son propriétaire.
« - Merci Joseph, tiens, pour le service ! » L’homme lui tend alors un énorme sac et s’en va avec son cheval.
« - Jean-Marie, porte ça à ta mère ! 
- Oui papa ! »
J’estime l’âge de Jean-Marie à 11/12 ans et sa mère est encore en vie. Je suppose donc que nous devons être en 1811 ou 1812. Marie Orève, la femme de Joseph est décédée en 1813... Et tandis que je me fais ces réflexions, Joseph se tourne vers moi.
« Il y’a un p’tit moment que vous êtes là madame, je peux faire quelque chose pour vous ?
- Euh… non, j’admirais votre travail !
- On s’connait non ? Votre visage me dit quelque chose. Il faut dire que j’ai beaucoup de famille par ici alors, on est tous plus ou moins parents !
- Ah vrai dire, ce n’est pas tout à fait faux. Vous n’allez peut-être pas le croire mais je suis une de vos descendantes. Je sais que ça à l’air fou mais c’est la vérité. »
A l’instant où je prononce ces mots, je me dis que j'ai eu tort et qu’il risque d’appeler les gendarmes pour me faire enfermer à l’asile. Mais non… Au contraire, un petit sourire entendu se dessine sur ses lèvres.
« - C’est curieux mais vous n’avez pas l’air surpris par ce que je vous dis !
- Vous n’allez peut-être pas me croire vous non plus, mais vous n’êtes pas la première à me rendre visite ! Alors vous descendez de qui, de mon fils ou d’une de mes filles ?
- Euh… de votre fils, mais…
- Ah, enfin !!! Deux autres sont déjà venus me voir mais ils descendaient de mes filles. Je commençais à craindre que ma lignée ne se soit arrêtée…
- deux autres ? Mais comment cela ?
- Bah, laissons cela. Parlez-moi un peu de vous.
- Et bien en fait, je suis surtout venue pour que vous me parliez de vous !
- C’est donnant-donnant ! Me répond t-il le regard pétillant de malice ! Dites-moi juste de quelle époque vous venez.
- D’accord, mais je ne pourrai rien vous révéler de plus.
- Je sais, je sais, ils m’ont dit la même chose !
- Je m’appelle Solène et je suis née en 1980. Ma mère s’appelle Simonne Daniel et vous êtes le grand-père de son arrière grand-père.
- Vindiou ! Ça en fait du monde ! Ah tant mieux ! Merci pour cette bonne nouvelle ! Mais, c’est quand même bizarre que les gens de votre époque s’intéressent tellement à nous. N’avez-vous pas votre propre vie à vivre ?
- Si bien sûr mais… Je ne sais pas comment vous expliquer ça… disons que nous avons plus de temps libre qu’à votre époque…
- hum… je suppose qu’il est normal que les choses changent. C’est le fondement même de la vie. Alors que voulez-vous savoir ?
- J’aimerais juste savoir comment vous vivez, quelle est votre vie quotidienne.
- Alors, restez avec nous jusqu’à ce soir. Pendant la veillée, je remettrai son tablier de maréchal à mon apprenti, Guillaume. C’est un grand moment dans la vie d’un maréchal, tant pour lui que pour moi ! Lui devient mon égal et peut s’installer à son compte et moi je peux contempler toutes ces années passées à le former. Et chaque fois qu’on lui demandera qui l’a formé, il parlera de moi ! Nous resterons liés toute notre vie !
- J’accepte avec plaisir ! »
Nous sommes interrompus par Guillaume et Jean-Marie qui entrent avec un troisième homme. Ce dernier a un pansement sur la joue et a l’air de souffrir le martyre. 
« - Oh, Julien ! Tu as encore trop attendu pour venir me voir ! Tu vas encore faire un abcès et tu vas mettre des semaines à t’en remettre… » L’homme baisse la tête en ronchonnant…
« - Bon, assieds-toi là. Guillaume, tiens-lui les épaules pour ne pas qu’il bouge et toi, Jean, passe-moi le davier.[3]» 
Il s’approche alors de l’homme avec l’énorme tenaille que vient de lui passer son fils et se penche vers l’homme.
« - Prêt ? » L’homme hoche la tête et ouvre la bouche. J’ai à peine le temps de frémir que déjà il ressort la tenaille avec la dent du malheureux.
« - Voilà, ça ira mieux maintenant mais surveille la blessure. Nettoie la chaque jour avec un linge propre et si ça enfle, revient tout de suite pour que je crève l’abcès et que je cautérise. » L’homme, toujours aussi grognon, lui tend une poule qu’il avait dans son sac et s’en va.
« - Et bien lui dis-je, je ne savais pas que tu étais aussi dentiste !
- Dentiste, forgeron, maréchal, guérisseur, j’en ai des appellations !
- Et pourquoi l’homme de tout à l’heure t’a donné un sac et pourquoi celui-ci t’a donné une poule ? Ne te paye t-il pas en argent ?
- Non, nous ne sommes pas bien riche par ici alors nous faisons surtout du troc. M. Sorel est meunier et m’a porté un sac de farine.
- Et que fabriques-tu d’autre ici ?
-
Des outils, des ustensiles de cuisine…» Et sans que je m’en rende compte, nous passons la fin de l’après-midi dans son atelier dont il me montre chaque coin, me désigne chaque objet ou outil et m’en explique l’utilité.
« - C’est étrange que vous ne connaissiez plus toutes ces choses si banales, avec quoi travaillez-vous donc ? »
Je souris en rougissant, évasive… Jean-Marie passe la tête dans l’atelier à ce moment-là, me sauvant de l’embarras.
« - Maman dit que la soupe est chaude !
- Alors on vient !
- Euh… je ne veux pas déranger, je vais peut-être vous laisser.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu es la bienvenue, comme toutes les personnes qui viennent frapper à notre porte ! Et en plus tu es de la famille ! Aller, viens ! »
Lorsque nous pénétrons dans la maison, Marie dépose la marmite sur la table. Jean-Marie et ses deux sœurs sont déjà là, ainsi que Guillaume, assis autour de la table. Joseph me présente brièvement à Marie puis trois jeunes gens font leur entrée. 
Je vous présente mes autres apprentis, Paul Orève, Jacques Marchand et Étienne Garel» [4] 
Chacun me salue et après un bref bénédicité, nous passons à table. L’ambiance est légère et détendue, tout le monde a l’habitude de se côtoyer. Les apprentis se charrient gentiment et Joseph regarde sa tablée avec bienveillance. Puis il se lève, va chercher sa pipe et s’installe dans son fauteuil près du feu. Chacun se tait alors, se lève, et les garçons le rejoignent pendant que les filles débarrassent…

« - Vous savez tous que j’ai appris les bases de mon métier avec mon père mais que c’est mon maître maréchal à la Touche Urvoy en Comblessac qui a parfait mon apprentissage. Je lui en suis extrêmement reconnaissant et redevable et lorsque je vous vois tous ici, j’ai la certitude de lui rendre hommage en perpétuant la tradition de transmettre notre savoir-faire. Alors Guillaume, ce soir, j’ai le plaisir et l’honneur de te remettre ton tablier de maréchal ! »
À ces mots, il sort de sous la couverture posée sur ses genoux, un gigantesque et magnifique tablier de cuir flambant neuf. Guillaume, le choc de la surprise passé, rosit de plaisir et de reconnaissance. Ses camarades le pressent d’essayer le tablier, ce qu’il fait, aidé par Jean-Marie qui attache les courroies au niveau des cuisses.
« - Regarde ! Lui dit Jacques, c’est Paul et moi qui avons forgé les boucles de métal en forme de cheval.
- Elles sont magnifiques ! répond Guillaume.
- Et là ! » ajoute Étienne, en retournant le bas du tablier. J’aperçois l’empreinte d’une pièce de monnaie ainsi que les signatures tremblantes de ses camarades.
« - Tu seras un excellent maréchal, fils » lui dit Joseph en lui serrant la main. Le regard qu’échangent les deux hommes est plein d’amour, de reconnaissance et de fierté réciproque. Je suis très émue d’assister à cette remise de tablier et les larmes que je vois briller dans les yeux de Guillaume emplissent aussi bientôt les miens.
Il est temps pour moi de partir. Je remercie chaleureusement Joseph pour cette soirée. le-bouquet-de-saint-eloi-photo-denis-gadenne-1462194157 (1).jpg
En sortant, j’aperçois de nouveau l’enseigne au coin de l’atelier.
« - Elle est très belle ton enseigne, je n’en ai jamais vu de semblable !
- Merci. C’est un bouquet de Saint Éloi, Saint-patron des Maréchal et des forgerons.
Il représente tout mon savoir-faire. Bientôt Guillaume réalisera le sien.
- Adieu Joseph, portez-vous bien, vous et votre famille. Et encore merci !
- Attends, une dernière chose, est-ce que Jean-Marie sera Maréchal lui aussi ?
- Je souris sans répondre mais il a l’air satisfait. Emportant cette dernière image de lui, je m’éloigne dans la nuit.

J’arpente le même chemin qu’il y a quelques heures à peine mais j’ai l’impression que je suis ici depuis des jours. Je repense à cette soirée, à toutes ces rencontres, j’ai gravé le visage de mes aïeuls dans ma tête. Je revois le sourire ému de Guillaume, et celui espiègle de Jean-Marie, quand mon pied heurte une pierre et que je m’étale de tout mon long. Je doit être tombée sur un tapis de feuilles car, étrangement, je ne me suis pas fait mal. J’ouvre les yeux et me voici revenue sous mon Catalpa, installée bien confortablement. J’ai toujours détesté tomber dans mes rêves, pas vous ?

Quoi qu’il en soit, je vais chercher mon classeur de généalogie de la famille Daniel pour vérifier ce que je sais déjà : Jean-Marie sera laboureur et maréchal-ferrant, et, comme son père, il fera son apprentissage à Comblessac, à 7km. C’est là qu’il épousera Anne Praud en 1834 et c’est lui qui établira définitivement notre branche de la famille à Comblessac, où naîtront encore quatre générations de Daniel après lui.

 

[1] Jacques Sorel qui vit au village de Couerais, à côté des Provostais
[2] Dérivoir  : outils de marréchal-ferrant qui permet de tordre les clous pour retirer l'ancien fer
[3] Davier : tenaille pour arracher les dents 
[4] Prénoms des apprentis inventés mais en utilisant des patronymes du village 

Commentaires

  • J'ai beaucoup aimé le scénario et cette idée que tu n'es pas la première descendante à rendre visite à ton aïeul, Guillaume... quel mystère !
    Une belle rencontre en tout cas pour ce #RDVAncestral ! Bravo !

  • Un billet très réussi et très émouvant ! On s'y croirait. Mais que de mystère avec ces nombreux visiteurs !

  • Bien belle histoire de transmission. Tous nos ancêtres vont-ils finir par s'habituer aux visites de leurs descendants ?

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